I N I T I A L S, 1994

Installation multimédia
1 projecteur diapositives, 89 diapositives (35 mm), 24 x 36, couleur, 1 CD audio (anglais) 18', 1 socle plexiglas


I N I T I A L S se présente sous forme d'une installation où sont projetées au mur, en grand format, une série de quatre-vingt-neuf diapositives. Le projecteur, dont on entend le cliquetis du carrousel avançant dans l'appareil, est situé dans la salle. Sur l'écran, on voit défiler dans un même décor d'hôpital désaffecté six personnages : trois hommes et trois femmes, dont les vêtements s'apparentent à des survêtements d'hôpitaux ou de ville contemporains, sauf le plus âgé, qui se distingue par son costume de soirée romantique. Ce dernier a une allure plus théâtrale que les autres, quoique tous semblent poser ostensiblement pour l'appareil photo. Les poses sont hiératiques et figées, les corps se déplacent sur l'écran d'une diapositive à l'autre, et le décor en arrière-plan se modifie également, le tout évoquant différentes saynètes d'un mélodrame. On aperçoit un appareil de radiologie, du mobilier hospitalier, d'autres instruments de la profession médicale. Les murs sont abîmés par le temps et l'usage. Ce lieu est un lieu de mémoire qui renvoie à un certain savoir. À travers ce décor, Coleman campe ses personnages dans une relation à l'histoire et à la mémoire. Cependant, aucun fil narratif n'émerge de la succession des images, ni même du texte que l'on entend en voix off tout au long de la projection. Une voix d'enfant prononce les lettres de l'alphabet, alors que d'autres voix énoncent des phrases où l'on décèle successivement des propos philosophiques ou poétiques, autant que des références au langage populaire, tel que celui des émissions de télévision, science-fiction ou feuilletons, ou encore des références à la culture irlandaise, dont Coleman est issu. Ces propos demeurent allusifs et éludent toute clôture du sens. En mettant en scène plusieurs strates de références, à la fois visuelles et auditives, Coleman interroge le sens de l'image et notre capacité à la déchiffrer. Cette œuvre est une réflexion étoffée sur la représentation, et sur le médium photographique. Elle interroge la reproductibilité et la technicité au sein de la photographie, en rapport avec l'historicité du logos occidental. Coleman met en avant les conditions de production de l'image : certains commentaires s'y rapportent. Le défilement des prises de vue ressemble à une répétition pendant laquelle les comédiens essaient différentes positions et changent d'emplacement. Les regards sont vides d'expression, le plus neutre possible, et fixent en général l'appareil photo. Le récit est suspendu. Une béance émane des images, où, malgré des fragments de sens qui donnent l'impression qu'un certain drame se déroule, l'événement lui-même nous reste inconnu. Le spectateur est appelé à assimiler tant bien que mal ces fragments visuels et sonores suggérant des idées et des situations. Il doit vivre avec la sensation qu'il est en constant ratage face à ce qui lui est donné à voir et à entendre. Toute élucidation du sens dérape sous la succession des images qui, bien qu'elles apportent à chaque changement de diapositives de nouveaux éléments de mise en scène – l'arrivée ou le départ de certains personnages, la présence ou la disparition d'accessoires –, n'enchaînent jamais sur une scène concluante ou sur un déroulement en apparence logique. Les images, dans leurs différences, sont exposées au regard du spectateur (et à son ouïe) comme autant de facettes d'un même diamant. Elles réfléchissent les idées, les émotions, dans plusieurs directions simultanées. C'est donc sur un entre-deux de l'image, sur ses interstices, sur ceux de la représentation en général, que le spectateur est appelé à se pencher. Le narratif se déconstruit devant lui, plutôt que de se construire, comme c'est l'usage dans l'histoire de la représentation en Occident, de la peinture paléolithique à la machine boulimique des médias actuels. La culture d'aujourd'hui est une culture de l'image, exacerbée jusque dans ses extrêmes limites. I N I T I A L S s'adresse à cette inflation de l'image et du sens sur le mode analytique. La pièce ne présente pas de solution ; elle ne fait que pointer les mécanismes de la production de sens qui sont les nôtres aujourd'hui, en en décortiquant les éléments sonores et visuels.

    I N I T I A L S commence par le commencement, comme le suggère le titre de l'œuvre. Celui-ci renvoie tant à l'idée de commencements (au pluriel) – notamment l'alphabet, comme base du langage et du savoir – qu'aux acronymes, qui occupent aujourd'hui une bonne part du langage quotidien et de notre conception corporatiste du monde. Une pensée réductrice est à l'œuvre, dont témoignent la photographie et certaines formes de langage codé. Une œuvre comme I N I T I A L S cherche à déconstruire les modalités de la perception, à percer les limites de la représentation. Les corps posent frontalement, placés face au spectateur. Ils se déplacent dans un espace qui se reconfigure constamment, de façon chorégraphique. Les corps s'assemblent comme un chœur dont les voix s'élèvent, tant de sujets au sein d'une collectivité qui cherchent son sens, sa voix. Coleman nous propose ici une polyphonie qui se joue entre les générations, entre le passé, le présent et un futur inconnu. Un drame se déroule, mais on ne saurait l'enfermer dans un mode discursif unique. L'espace s'ouvre devant nous, spectateurs, se déploie et se referme au gré des méandres de notre imaginaire, appelé à fonctionner sur un mode performatif. Au-delà de la stase des acteurs s'ouvre un monde possible, celui de la conscience éveillée.

 

Chantal Pontbriand